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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/182

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L'HOMME QUI RIT

une marche encore, et l’on se trouve dans le noir. Les habiles remontent, les naïfs restent. Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s’engager dans le farouche. De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique. Alors on est perdu. C’était là l’aventure de lord Clancharlie.

Les principes finissent par être un gouffre.

Il se promenait, les mains derrière le dos, le long du lac de Genève, la belle avance !

On parlait quelquefois à Londres de cet absent. C’était, devant l’opinion publique, à peu près un accusé. On plaidait le pour et le contre. La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis.

Beaucoup d’anciens zélés de l’ex-république avaient fait adhésion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer. Naturellement ils le calomniaient un peu. Les entêtés sont importuns aux complaisants. Des gens d’esprit, bien vus et bien situés en cour, et ennuyés de son attitude désagréable, disaient volontiers : — S’il ne s’est pas rallié, cet qu’on ne l’a pas payé assez cher, etc. — Il vouait la place de chancelier que le roi a donnée à lord Hyde, etc. — Un de ses « anciens amis » allait même jusqu’à chuchoter : — Il me l’a dit à moi-même. Quelquefois, tout solitaire qu’était Linnœus Clancharlie, par des proscrits qu’il rencontrait, par de vieux régicides tels que Andrew Broughton, lequel habitait Lausanne, il lui revenait quelque chose de ces propos. Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d’épaules, signe de profond abrutissement.

Une fois il compléta ce haussement d’épaules par ces quelques mots murmurés à demi-voix : Je plains ceux qui croient cela.

IV

Charles II, bon homme, le dédaigna. Le bonheur de l’Angleterre sous Charles II était plus que du bonheur, c’était de l’enchantement. Une restauration, c’est un ancien tableau poussé au noir qu’on revernit ; tout le passé reparaît. Les bonnes vieilles mœurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient. Evelyn en a pris note ; on lit dans son journal : « Luxure, profanation, mépris de Dieu. J’ai vu un dimanche soir le roi avec ses filles de joie, la Portsmouth, la Cleveland, la Mazarin, et deux ou trois autres ; toutes à peu près nues dans la galerie du jeu. » On sent percer quelque humeur dans cette peinture ; mais Evelyn était un puritain grognon, entaché de rêverie républicaine. Il n’appréciait pas le profitable exemple que donnent les rois par ces grandes gaîtés babyloniennes qui en