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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/230

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L'HOMME QUI RIT

l’empêcher de crever de faim ! L’usurpation de ces riches, exécrables élus du hasard, peut-elle aller plus loin ! Faire semblant d’être généreux avec nous, et nous protéger, et nous sourire, à nous qui boirions leur sang et qui nous lécherions les lèvres ensuite ! Que la basse femme de cour ait l’odieuse puissance d’être une bienfaitrice, et que l’homme supérieur puisse être condamné à ramasser de telles bribes tombant d’une telle main, quelle plus épouvantable iniquité ! Et quelle société que celle qui a à ce point pour base la disproportion et l’injustice ! Ne serait-ce pas le cas de tout prendre par les quatre coins, et d’envoyer pêle-mêle au plafond la nappe et le festin et l’orgie, et l’ivresse et l’ivrognerie, et les convives, et ceux qui sont à deux coudes sur la table, et ceux qui sont à quatre pattes dessous, et les insolents qui donnent et les idiots qui acceptent, et de recracher tout au nez de Dieu, et de jeter au ciel toute la terre ! En attendant, enfonçons nos griffes dans Josiane.

Ainsi songeait Barkilphedro. C’étaient là les rugissements qu’il avait dans l’âme. C’est l’habitude de l’envieux de s’absoudre en amalgamant à son grief personnel le mal public. Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence féroce. À l’angle des vieilles mappemondes du quinzième siècle on trouve un large espace vague sans forme et sans nom où sont écrits ces trois mots : Hic sunt leones. Ce coin sombre est aussi dans l’homme. Les passions rôdent et grondent quelque part en nous, et l’on peut dire aussi d’un côté obscur de notre âme : Il y a ici des lions.

Cet échafaudage de raisonnements fauves était-il absolument absurde ? cela manquait-il d’un certain jugement ? Il faut bien le dire, non.

Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement, n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste.

Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. Un sophiste est un faussaire, et dans l’occasion ce faussaire brutalise le bon sens. Une certaine logique très souple, très implacable et très agile est au service du mal et excelle à meurtrir la vérité dans les ténèbres. Coups de poing sinistres de Satan à Dieu.

Tel sophiste, admiré des niais, n’a pas d’autre gloire que d’avoir fait des « bleus » à la conscience humaine.

L’affligeant, c’est que Barkilphedro pressentait un avortement. Il entreprenait un vaste travail, et en somme, il le craignait du moins, pour peu de ravage. Être un homme corrosif, avoir en soi une volonté d’acier, une haine de diamant, une curiosité ardente de la catastrophe, et ne rien brûler, ne rien décapiter, ne rien exterminer ! Être ce qu’il était, une force de dévasta-