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L'HOMME QUI RIT

Trop de paradis, l’amour en arrive à ne pas vouloir cela. Il lui faut la peau fiévreuse, la vie émue, le baiser électrique et irréparable, les cheveux dénoués, l’étreinte ayant un but. Le sidéral gêne. L’éthéré pèse. L’excès de ciel dans l’amour, c’est l’excès de combustible dans le feu ; la flamme en souffre. Dea saisissable et saisie, la vertigineuse approche qui mêle en deux êtres l’inconnu de la création, Gwynplaine, éperdu, avait ce cauchemar exquis. Une femme ! Il entendait en lui ce profond cri de la nature. Comme un Pygmalion du rêve modelant une Galatée de l’azur, il faisait témérairement, au fond de son âme, des retouches à ce contour chaste de Dea ; contour trop céleste et pas assez édénique ; car l’éden, c’est Ève ; et Ève était une femelle, une mère charnelle, une nourrice terrestre, le ventre sacré des générations, la mamelle du lait inépuisable, la berceuse du monde nouveau-né ; et le sein exclut les ailes. La virginité n’est que l’espérance de la maternité. Pourtant, dans les mirages de Gwynplaine, Dea jusqu’alors avait été au-dessus de la chair. En ce moment, égaré, il essayait dans sa pensée de l’y faire redescendre, et il tirait ce fil, le sexe, qui tient toute jeune fille liée à la terre. Pas un seul de ces oiseaux n’est lâché. Dea, pas plus qu’une autre, n’était hors la loi, et Gwynplaine, tout en ne se l’avouant qu’à demi, avait une vague volonté qu’elle s’y soumît. Il avait cette volonté malgré lui, et dans une rechute continuelle. Il se figurait Dea humaine. Il en était à concevoir une idée inouïe : Dea, créature, non plus seulement d’extase, mais de volupté ; Dea la tête sur l’oreiller. Il avait honte de cet empiétement visionnaire ; c’était comme un effort de profanation ; il résistait à cette obsession ; il s’en détournait, puis il y revenait ; il lui semblait commettre un attentat à la pudeur. Dea était pour lui dans un nuage. Frémissant, il écartait ce nuage comme il eût soulevé une chemise. On était en avril.

La colonne vertébrale a ses rêveries.

Il faisait des pas au hasard avec cette oscillation distraite qu’on a dans la solitude. N’avoir personne autour de soi, cela aide à divaguer. Où allait sa pensée ? il n’eût osé se le dire à lui même. Dans le ciel ? Non. Dans un lit. Vous le regardiez, astres.

Pourquoi dit-on un amoureux ? On devrait dire un possédé. Être possédé du diable, c’est l’exception ; être possédé de la femme, c’est la règle. Tout homme subit cette aliénation de soi-même. Quelle sorcière qu’une jolie femme ! Le vrai nom de l’amour, c’est captivité.

On est fait prisonnier par l’âme d’une femme. Par sa chair aussi, quelquefois plus encore par la chair que par l’âme. L’âme est l’amante ; la chair est la maîtresse.

On calomnie le démon. Ce n’est pas lui qui a tenté Ève. C’est Ève qui l’a tenté. La femme a commencé.