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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/534

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L’HOMME QUI RIT

Il y a des cas où le chien sent le besoin de suivre son maître, d’autres où il sent le besoin de le précéder. Alors la bête prend la direction de l’esprit. Le flair imperturbable voit clair confusément dans notre crépuscule. Se faire guide apparaît vaguement à la bête comme une nécessité. Sait-elle qu’il y a un mauvais pas, et qu’il faut aider l’homme à le passer ? non, probablement. Oui, peut-être. Dans tous les cas, quelqu’un le sait pour elle ; nous l’avons dit déjà, bien souvent dans la vie d’augustes secours qu’on croit venir d’en bas viennent d’en haut. On ne sait pas toutes les figures que peut prendre Dieu. Quelle est cette bête ? la providence.

Parvenu sur la berge, le loup s’avança en aval sur l’étroite langue de terre qui longeait la Tamise.

Il ne poussait aucun cri, il n’aboyait pas, il cheminait muet. Homo, en toute occasion, suivait son instinct et faisait son devoir, mais avait la réserve pensive du proscrit.

Après une cinquantaine de pas, il s’arrêta. Une estacade s’offrait à droite. À l’extrémité de cette estacade, espèce d’embarcadère sur pilotis, on entrevoyait une masse obscure qui était un assez gros navire. Sur le pont de ce navire, vers la proue, il y avait une clarté presque indistincte, qui ressemblait à une veilleuse prête à s’éteindre.

Le loup s’assura une dernière fois que Gwynplaine était là, puis bondit sur l’estacade, long corridor planchéié et goudronné, porté par une clairevoie de madriers, et sous lequel coulait l’eau du fleuve. En quelques instants, Homo et Gwynplaine arrivèrent à la pointe.

Le bâtiment amarré au bout de l’estacade était une de ces panses de Hollande à double tillac rasé, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, ayant, à la mode japonaise, entre les deux tillacs, un compartiment profond à ciel ouvert où l’on descendait par une échelle droite et qu’on emplissait de tous les colis de la cargaison. Cela faisait deux gaillards, l’un à la proue, l’autre à la poupe, comme à nos vieilles pataches de rivière, avec un creux au milieu. Le chargement lestait ce creux. Les galiotes de papier que font les enfants ont à peu près cette forme. Sous les tillacs étaient les cabines communiquant par des portes avec ce compartiment central et éclairées de hublots percés dans le bordage. En arrimant la cargaison, on ménageait des passages entre les colis. Les deux mâts de ces panses étaient plantés dans les deux tillacs. Le mât de proue s’appelait le Paul, le mât de poupe s’appelait le Pierre, le navire étant conduit par ses deux mâts comme l’église par ses deux apôtres. Une passerelle, faisant passavant, allait, comme un pont chinois, d’un tillac à l’autre, par-dessus le compartiment du centre. Dans les mauvais temps, les deux garde-fous de la passerelle s’abaissaient à droite et à gauche, au moyen d’un mécanisme, ce qui faisait un toit sur le compartiment creux, de sorte que le