Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/45

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imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère.

Et voyons : qui imiter ? — Les anciens ? Nous venons de prouver que leur théâtre n’a aucune coïncidence avec le nôtre. D’ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs non plus. Il va nous dire pourquoi : « Les grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre : « Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père. » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare. » — Les modernes ? Ah ! imiter des imitations ! Grâce !

, nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l’art, vous paraissez n’attendre que de grands poëtes, toujours compter sur le génie ? — L’art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point, elle n’existe point pour lui ; l’art donne des ailes et non des béquilles. Hélas ! d’Aubignac a suivi les règles, Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! Il ne bâtit point son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.

Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que « les modèles sont inimitables » ! Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt : « Cela ne ressemble à rien ! » tantôt : « Cela ressemble à tout ! » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.

Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât