Page:Hugo - La Légende des siècles, 2e série, édition Hetzel, 1877, tome 2.djvu/64

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Quoi ! la nature immense est donc un lieu peu sûr ?
Il se cabre, il résiste au précipice obscur,
Bave et bouillonne, et, blanc et noir comme le marbre,
10Se cramponne aux rochers, se retient aux troncs d’arbre,
Penche, et, comme frappé de malédiction,
Roule, ainsi que tournait l’éternel Ixion.
Tordu, brisé, vaincu, Dieu même étant complice,
Le fleuve échevelé subit son dur supplice.
15Le gouffre veut sa mort ; mais l’effort des fléaux
Pour faire le néant, ne fait que le chaos ;
L’affreux puits de l’enfer ouvre ses flancs funèbres,
Et rugit. Quel travail pour créer les ténèbres !
Il est l’envie, il est la rage, il est la nuit ;
20Et la destruction, voilà ce qu’il construit.
Pareil à la fumée au faîte du Vésuve,
Un nuage sinistre est sur l’énorme cuve,
Et cache le tourment du grand fleuve trahi.
Lui, le fécondateur, d’où vient qu’il est haï ?
25Qu’est-ce donc qu’il a fait au bois, au mont sublime,
Aux prés verts, pour que tous le livrent à l’abîme ?
Sa force, sa splendeur, sa beauté, sa bonté,
Croulent. Quel guet-apens et quelle lâcheté !
L’eau s’enfle comme l’outre où grondent les Borées,
30Et l’horreur se disperse en voix désespérées ;
Tout est chute, naufrage, engloutissement, nuit,
Et l’on dirait qu’un rire infâme est dans ce bruit ;
Rien n’est épargné, rien ne vit, rien ne surnage ;
Le fleuve se débat dans l’atroce engrenage,
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