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Page:Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome I (1891).djvu/172

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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

On voyait dans la masure sur une commode d’acajou deux tasses en porcelaine fleurie ; on lisait en lettres dorées sur l’une : souvenir d’amitié, et sur l’autre : don d’estime. L’enfant était dans le bouge pêle-mêle avec le crime. Le père et la mère ayant été de la demi-bourgeoisie, l’enfant apprenait à lire ; on l’élevait. La mère, pâle, presque en guenilles, donnait machinalement « de l’éducation » à son petit, le faisait épeler, et s’interrompait pour aider son mari à quelque guet-apens, ou pour se prostituer à un passant. Pendant ce temps-là, la croix de Jésus, ouverte à l’endroit où on l’avait quittée, restait sur la table, et l’enfant auprès, rêveur.

Le père et la mère, saisis dans quelque flagrant délit, disparurent dans la nuit pénale. L’enfant disparut aussi.

Lethierry dans ses courses rencontra un aventurier comme lui, le tira d’on ne sait quel mauvais pas, lui rendit service, lui en fut reconnaissant, le prit en gré, le ramassa, l’amena à Guernesey, le trouva intelligent au cabotage, et en fit son associé. C’était le petit Rantaine devenu grand.

Rantaine, comme Lethierry, avait une nuque robuste, une large et puissante marge à porter des fardeaux entre les deux épaules, et des reins d’Hercule Farnèse. Lethierry et lui, c’était la même allure et la même encolure ; Rantaine était de plus haute taille. Qui les voyait de dos se promener côte à côte sur le port, disait : voilà les deux frères. De face, c’était autre chose. Tout ce qui était ouvert chez Lethierry était fermé chez Rantaine. Rantaine était circonspect. Rantaine était maître d’armes, jouait de l’harmonica, mouchait une chandelle d’une balle à vingt pas, avait un coup