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Page:Hugo Rhin Hetzel tome 1.djvu/204

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Lubins d’opéra-comique, emperruqués et coiffés d’affreux tricornes, s’efforçaient de faire peur aux petits oiseaux, ce qui n’empêchait pas d’abonder sur ces grappes les verdiers, les bergeronnettes et les hoche-queues. Dans tous les coins du jardinet, des gerbes étoilées de soleils, de roses trémières et de reines-marguerites, éclataient comme les bouquets d’un feu d’artifice. Autour de ces touffes flottait sans cesse une neige vivante de papillons blancs auxquels se mêlaient des plumes échappées d’un colombier voisin. Chaque fleur et chaque grappe avait en outre sa nuée de mouches de toutes couleurs qui resplendissaient au soleil. Les mouches bourdonnaient, les enfants babillaient et les oiseaux chantaient, et le bourdonnement des mouches, le babil des enfants et le chant des oiseaux se découpaient sur un roucoulement continu de colombes et de tourterelles.

Le soir de mon arrivée, après avoir admiré jusqu’à la nuit ce réjouissant jardin, l’escalier en lave s’offrit à moi, et il me prit fantaisie de monter, par un beau clair d’étoiles, jusqu’aux ruines de l’église gothique, laquelle était dédiée à saint Werner, qui fut martyrisé à Oberwesel. Après avoir gravi les soixante ou quatre-vingts marches sans rampe et sans garde-fou, j’arrivai sur la plate-forme tapissée d’herbe où s’enracine puissamment la belle nef démantelée. Là, pendant que la ville dormait dans une ombre profonde sous mes pieds, je contemplai le ciel et les ruines difformes du château palatin à travers le fenestrage noir des meneaux et des rosaces. Un doux vent de nuit courbait à peine les folles avoines desséchées. Tout à coup je sentis que la terre pliait et s’enfonçait sous moi. Je baissai les yeux, et, à la lueur des constellations, je reconnus que je marchais sur une fosse fraîchement creusée. Je regardai autour de moi ; des croix noires avec des têtes de mort blanches surgissaient vaguement de toutes parts. Je me rappelai alors les molles ondulations du terrain d’en bas. J’avoue qu’en ce moment-là je ne pus me défendre de cette espèce de frisson que donne l’inattendu. Mon charmant jardinet plein d’enfants, d’oiseaux, de colombes, de papillons, de musique, de lumière, de vie et de joie était un cimetière.