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Page:Les Soirées de Médan.djvu/144

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teilles, des œufs, un poulet froid. Ça nous parait drôle de nous trouver dans une chambre claire, tendue de papier moucheté de fleurs lilas et feuillé de vert ; il y a, aux croisées, des rideaux en damas groseille, une glace sur la cheminée, une gravure représentant un Christ embêté par des Pharisiens, six chaises en merisier, une table ronde avec une toile cirée montrant les rois de France, un lit pourvu d’un édredon de percale rose. Nous dressons la table, nous regardons d’un œil goulu les filles qui tournent autour ; le couvert est long à mettre, car nous les arrêtons au passage pour les embrasser ; elles sont laides et bêtes, du reste. Mais, qu’est-ce que ça nous fait ? il y a si longtemps que nous n’avons flairé de la bouche de femme !

Je découpe le poulet, les bouchons sautent, nous buvons comme des chantres et bâfrons comme des ogres. Le café fume dans les tasses, nous le dorons avec du cognac ; ma tristesse s’envole, le punch s’allume, les flammes bleues du kirsch voltigent dans le saladier qui crépite, les filles rigolent, les cheveux dans les yeux et les seins fouillés ; soudain quatre coups sonnent lentement au cadran de l’église. Il est quatre heures. Et l’hôpital, Seigneur Dieu ! nous l’avions oublié ! Je deviens pâle, Francis me regarde avec effroi, nous nous arrachons des bras de nos hôtesses, nous sortons au plus vite.

« Comment rentrer ? dit le peintre.

— Hélas ! nous n’avons pas le choix ; nous arriverons à grand-peine pour l’heure de la soupe. À la grâce de Dieu, filons par la grande porte ! »

Nous arrivons, nous sonnons ; la sœur concierge vient nous ouvrir et reste ébahie. Nous la saluons, et je dis assez haut pour être entendu d’elle :