Page:Lumbroso - Souvenirs sur Maupassant, 1905.djvu/92

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seule dans le château de famille, pendant l’Année Terrible. Un soir d’hiver, le soir de Noël, les Prussiens envahissent la maison ; sur une résistance ou une plainte, ils relèguent la malheureuse dans une étable, après l’avoir maltraitée et même blessée ; et sur la paille, tandis qu’au loin sonnent les cloches de l’église, elle met au monde un fils, comme autrefois la Vierge Marie. Mais quel fils ! un fils blessé, estropié à jamais par le coup qu’a reçu sa mère, un fils aux jambes brisées et qui jamais ne marchera, et qui jamais ne sera un homme pareil aux autres hommes. Les années passent sur lui, sans le guérir, mais en affinant son âme à l’amour infiniment tendre de sa mère, comme pour qu’il puisse souffrir encore davantage. Est-ce que, vraiment, Jésus est venu au monde pour y apporter de la joie ?... Un jour, quand il est devenu un jeune homme, une jeune fille passe, et l’infirme l’adore, de son grand et tendre cœur, mais sans qu’il puisse le lui dire, et sans qu’elle puisse l’aimer. C’est son frère aîné, son frère valide et beau qu’elle aime, et tous deux donnent au misérable le torturant spectacle de leur bonheur.

« — Va, mon chéri, lui disait la mère en le berçant comme un petit enfant, je t’emmènerai dans de beaux pays, je te lirai de beaux livres, tu oublieras, tu seras heureux aussi, je le veux, je le veux...

« Et le pauvre enfant secouait la tête. Et l’on s’en allait ; et partout, et toujours, il devait voir passer devant ses yeux, jusqu’au jour où il les fermerait à la lumière, ce fantôme charmant dont il n’approcherait jamais, jamais : une jeune fille.