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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/113

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

jour où elle était apparue sur le balcon, comme l’ombre même de la présence de ma petite amie qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que j’y arriverais, me dirait : « Commençons de suite à jouer, vous êtes dans mon camp » ; — fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l’heure, promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l’hiver, quand toute autre végétation a disparu, que le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché par la neige, et que sur celle qui couvre le balcon soudain le soleil apparu entrelace des fils d’or et brode des reflets noirs.

Puis un jour vient où la vie ne nous apporte plus de joies. Mais alors la lumière qui se les est assimilées nous les rend, la lumière solaire qu’à la longue nous avons su faire humaine, et qui n’est plus pour nous qu’une réminiscence du bonheur ; elle nous les fait goûter, à la fois dans l’instant présent où elle brille et dans l’instant passé qu’elle nous rappelle, ou plutôt entre les deux, hors du temps, elle en fait vraiment des joies de toujours. Si les poètes qui ont à peindre un lieu de délices nous le montrent habituellement si ennuyeux, c’est qu’au lieu de se rappeler à l’aide de leur propre vie, quelles choses très particulières y furent les délices, ils le baignent d’une lumière