Aller au contenu

Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
CHRONIQUES

Que je sois la timide et rêveuse compagne
Qui porte le sel et le vin !
Combien de fois, n’ayant plus la force de vivre,
Ai-je souvent souri, bondi
Pour avoir entendu les trompettes de cuivre
Des adolescents de Lodi !
Combien de fois, pendant ma dure promenade,
Mon cœur, quand vous vous fatiguiez,
Ai-je évoqué pour vous, dans la claire Troade
Achille sous un haut figuier !
Tout l’azur chaque jour tombé dans ma poitrine
S’élançait en gestes sans fin,
Comme on voit s’élever deux gerbes d’eau marine
Du souffle enivré des dauphins !

Je ne sais si vous vous êtes rendu compte combien vous vous êtes élevé depuis le commencement de cette pièce au-dessus de la zone où se plut souvent, où nous enchanta, l’auteur du Cœur innombrable et de l’Ombre des Jours ; ici, aucune culture potagère ne pourrait plus vivre ; vous êtes entré dans la région des grandes altitudes. Regardez devant vous : sous la blancheur éblouissante qui seule révèle leur prodigieuse hauteur, les sommets de la Légende des Siècles, quelques massifs sourcilleux, sans qu’on puisse exactement discerner dans l’azur où rien ne nous en sépare, à quelle distance ils se trouvent, semblent tout proches. Au grand silence qui règne autour de tous les derniers vers que je vous ai cités, à la pureté du souffle qui passe sur eux et exalte vos forces, à l’immensité des horizons environnants et dominés, vous sentez que vous vous trouvez sur une cime.

Marcel Proust.
Le Figaro, 15 juin 1907.