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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/215

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CRITIQUE LITTÉRAIRE

mille citoyennes avec de bons fusils pouvaient faire trembler l’Hôtel de ville… », tout cela ne signifie pas que Flaubert pense et affirme cela, mais que Frédéric, la Vatnaz ou Sénécal le disent et que Flaubert a résolu d’user le moins possible des guillemets) ; donc cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. C’est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l’irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement les paroles mais toute la vie des gens. L’Éducation sentimentale[1] est un long rapport de toute une vie, sans que les personnages prennent pour ainsi dire une part active à l’action. Parfois le parfait interrompt l’imparfait, mais devient alors comme lui quelque chose d’indéfini qui se prolonge : « Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, etc., il eut d’autres amours encore », et dans ce cas par une sorte de chassé-croisé c’est l’imparfait qui vient préciser un peu : « mais la violence du premier les lui rendait insipides ». Quelquefois même, dans le plan incliné et tout en demi-teinte des imparfaits, le présent de l’indicatif opère un redressement, met un furtif éclairage de plein jour qui distingue des choses qui passent une réalité plus durable : « Ils habitaient le fond de la Bretagne…

  1. L’Éducation sentimentale à laquelle, de par la volonté de Flaubert certainement, on pourrait souvent appliquer cette phrase de la quatrième page du livre lui-même : « Et l’ennui vaguement répandu semblait rendre l’aspect des personnages plus insignifiant encore. »