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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/45

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LES SALONS. LA VIE DE PARIS

donné un corps élancé, un visage énergique et fin d’homme de guerre et d’homme de cour. Peu à peu le feu spirituel qui habitait le prince Edmond de Polignac sculpta sa figure à la ressemblance de sa pensée. Mais son masque était resté celui de son lignage, antérieur à son âme individuelle. Son corps et sa face ressemblaient à un donjon désaffecté qu’on aurait aménagé en bibliothèque. Je me souviens qu’au jour désolé de son enterrement dans l’église où les grands draps noirs portaient haut en écarlate la couronne fermée, la seule lettre était un P. Son individualité s’était effacée, il était rentré dans sa famille.

Il n’était plus qu’un Polignac.

Ses descendants trouveront qu’il ressemblait à ses ancêtres et à ses frères, et pourtant quelqu’un d’eux, d’une âme plus apparentée à la sienne, s’arrêtera plus longtemps devant son portrait que devant celui des autres, comme devant celui d’un frère qui lui aurait par anticipation ressemblé autrefois. Au reste, il ne méprisait pas la noblesse, mais tenait celle de l’esprit pour la plus haute de toutes. Et un soir Swinburne (chez lady Brooke, si je me rappelle bien) lui disait : « Je crois bien que ma famille est un peu parente de la vôtre et j’en suis flatté », ce fut bien sincèrement du fond du cœur que le prince lui répondit : « Croyez que des deux, le plus honoré de ce cousinage, c’est moi ! »

Cet homme dont la vie était perpétuellement tendue vers les buts les plus hauts et l’on peut dire les plus religieux, avait ses heures de détente pour ainsi dire enfantine et folle, et les délicats, « qui sont malheureux », trouveraient bien grossiers les divertissements où