Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
45
LES SALONS. LA VIE DE PARIS

Doudeauville, quelquefois à Chaumont chez la princesse Amédée de Broglie. Il avait une jolie propriété à Fontainebleau dont les paysages de forêt lui avaient inspiré plusieurs mélodies. Et quand on les exécutait chez lui, passait derrière l’orchestre une sorte d’immense agrandissement lumineux de photographies prises dans la forêt. Car toutes les innovations d’aujourd’hui, union de la musique et des projections, accompagnement par la musique des récitations parlées, il en fut l’un des promoteurs. Et quels qu’aient pu être les progrès où les imitations survenues depuis, la décoration, pas toujours très harmonieuse du reste, de l’hôtel de la rue Cortambert, est restée entièrement « nouvelle ». Les dernières années, il se plaisait surtout à Amsterdam et à Venise, deux villes entre qui son œil de coloriste et son oreille de musicien avaient reconnu la double parenté de la lumière et du silence. Il avait dernièrement acheté un beau palais à Venise, la seule ville, disait-il, où l’on peut causer la fenêtre ouverte sans élever la voix.

Il y a une dizaine d’années, le prince épousa Mlle Singer dont les salons annuels de peinture avaient accoutumé de recevoir et de récompenser les remarquables envois. Il était musicien, elle était musicienne, et tous deux sensibles à toutes les formes de l’intelligence. Seulement elle avait toujours trop chaud, et lui était extrêmement frileux. Aussi ne savait-il que devenir parmi les courants d’air incessants et voulus de l’atelier de la rue Cortambert. Il se garantissait du mieux qu’il pouvait, toujours couvert de plaids et de couvertures de voyage.

— Que voulez-vous ? disait-il à ceux qui le plaisantaient sur cet accoutrement. Anaxagore l’a dit, la vie est un voyage !