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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/80

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CHRONIQUES

mort, à goûter d’autant mieux la vie. Sa sympathie, sa bonté étaient délicieuses, parce qu’on sentait que la peur, l’intérêt, la faiblesse, n’y entraient pour rien, que c’était le don volontaire et pur d’une âme vraiment libre. D’un esprit charmant et orné, il avait un goût vif et naturel pour les arts, pour la musique surtout, qu’il aimait facile comme il sied à un vieux brave. Stendhal, qui avait fait la campagne de Russie, ne préférait-il pas la musique italienne à toutes les autres ? Ce merveilleux duelliste qu’était M. de Borda, fut aussi, avec une compétence sans égale, avec une finesse et une bonté rares, un incomparable témoin.

Il a fallu la fatigue des toutes dernières années pour l’empêcher de continuer à aller sur le terrain comme témoin de ses amis, quand il eut passé l’âge d’y aller comme combattant. La dernière personne, si notre mémoire est exacte, qu’il assista sur le terrain en qualité de second, fut notre collaborateur, M. Marcel Proust, qui a toujours gardé pour lui un véritable culte. M. Gustave de Borda avait eu pour amis tout ce qui compte à Paris par le cœur, par la naissance, ou par la pensée. Mais celui qui lui était le plus cher de tous, en dehors de son médecin et ami, le docteur Vivier, c’était le grand peintre Jean Béraud. M. de Borda sentait en ce merveilleux artiste une nature qui, par des côtés moins connus du public, par la bravoure et par le cœur, était voisine de la sienne. Il reconnaissait en lui un de nos derniers chevaliers.

D.
Le Figaro, 26 décembre 1907.