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Page:Marcel Proust - Chroniques, éd. 1936.djvu/89

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PAYSAGES ET RÉFLEXIONS

État équilibré. En Turquie elle n’existe pas, on voit un gouvernement qui, sous la pression de l’Europe, édicte des réformes admirables, achète des machines, outille des arsenaux, et se trouve quand il faut appliquer les lois, manier les inventions nouvelles, et tirer un coup de fusil, en face d’une hiérarchie de fonctionnaires où les contrôleurs ne pensent qu’à pressurer les contrôlés. — Le paysan qui n’a personne au-dessous de lui, victime des exactions qui se poursuivent avec méthode du vali au simple zaptieh, travaille avec une ardeur admirable, et jamais n’arrive à acquitter l’impôt qu’on lui réclame. — Une armée d’administrateurs mangeant (c’est le terme consacré) leurs administrés, tel est le spectacle que présente l’empire ottoman. — Catherine II comparant les fautes de ses généraux à l’incurie des Turcs, disait : « Chez nous, c’est l’ignorance de la première jeunesse, mais chez eux la décrépitude d’une vieillesse imbécile. » — Il ne semble pas que le jugement à porter sur l’avenir de l’empire turc ait changé depuis un siècle.

Tel est ce livre sans prétention, mais non sans talent, bien vivant, puisqu’il est œuvre à la fois de réflexion et d’observation pittoresque, où les descriptions ont une limpidité d’aquarelles ; enfin tout y parle avec cet accent de la chose directement contemplée, mieux, faite ou soufferte personnellement, accent toujours inimitable et qui va au cœur.

Marcel Proust.
Littérature et Critique, 25 mai 1892.