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Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/110

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la moustache

Oh ! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches ; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun ! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce… poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment.

Figure-toi qu’on t’applique sur la lèvre un parchemin sec… ou humide. Voilà la caresse de l’homme rasé. Elle n’en vaut plus la peine assurément.

D’où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu ? Le sais-je ? D’abord elle chatouille d’une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu’au bout des pieds, un frisson charmant. C’est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit « ah ! » comme si on avait grand froid.

Et sur le cou ! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou ? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tord, on secoue ses épaules, on renverse la tête ; on voudrait fuir et rester ; c’est adorable et irritant ! Mais que c’est bon !

Et puis encore… vraiment, je n’ose plus ? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s’aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu’ils deviennent presque inconvenants ! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j’en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements ; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut !