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Page:Maupassant - Boule de suif, 1902.djvu/113

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la moustache

les fit ramasser et apporter chez nous pour les enterrer ensemble. On les couchait, tout le long de la grande avenue de sapins, des deux côtés, à mesure qu’on les apportait ; et comme ils commençaient à sentir mauvais, on leur jetait de la terre sur le corps en attendant qu’on eût creusé la grande fosse. De la sorte, on n’apercevait plus que leurs têtes qui semblaient sortir du sol, jaunes comme lui, avec leurs yeux fermés.

Je voulus les voir ; mais quand j’aperçus ces deux grandes lignes de figures affreuses, je crus que j’allais me trouver mal ; puis je me mis à les examiner, une à une, cherchant à deviner ce qu’avaient été ces hommes.

Les uniformes étaient ensevelis, cachés sous la terre, et pourtant tout à coup, oui ma chérie, tout à coup je reconnus les Français, à leur moustache !

Quelques-uns s’étaient rasés le jour même du combat, comme s’ils eussent voulu être coquets jusqu’au dernier moment ! Leur barbe cependant avait un peu repoussé, car tu sais qu’elle pousse encore après la mort. D’autres semblaient l’avoir de huit jours ; mais tous enfin portaient la moustache française, bien distincte, la fière moustache, qui semblait dire : « Ne me confonds pas avec mon ami barbu, petite, je suis un frère. »

Et j’ai pleuré, oh ! j’ai pleuré bien plus que si je ne les avais pas reconnus ainsi, ces pauvres morts.

J’ai eu tort de te conter cela. Me voici triste maintenant et incapable de bavarder plus longtemps. Allons, adieu, ma chère Lucie, je t’embrasse de tout mon cœur. Vive la moustache !

Jeanne.
Pour copie conforme :
Guy de Maupassant.