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l’ami patience

grand café de la place du Théâtre, je m’ennuyais ferme. Les commerçants s’en venaient, à deux, trois ou quatre, prendre l’absinthe ou le vermouth, parlaient tout haut de leurs affaires et de celles des autres, riaient violemment ou baissaient le ton pour se communiquer des choses importantes et délicates.

Je me disais : « Que vais-je faire après dîner ? » Et je songeais à la longue soirée dans cette ville de province, à la promenade lente et sinistre à travers les rues inconnues, à la tristesse accablante qui se dégage, pour le voyageur solitaire, de ces gens qui passent et qui vous sont étrangers en tout, par tout, par la forme du veston provincial, du chapeau et de la culotte, par les habitudes et l’accent local, tristesse pénétrante venue aussi des maisons, des boutiques, des voitures aux formes singulières, des bruits ordinaires auxquels on n’est point accoutumé, tristesse harcelante qui vous fait presser peu à peu le pas comme si on était perdu dans un pays dangereux, qui vous oppresse, vous fait désirer l’hôtel, le hideux hôtel dont la chambre a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner ? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine et il commanda d’une voix formidable :

— Garçon, mon bitter !

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à