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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/241

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fort comme la mort

nement de n’avoir pas encore sommeil. Il se leva pour fermer sa fenêtre et pour porter le livre sur la table, au milieu de la chambre ; mais au contact de l’air frais de la nuit, une douleur, mal assoupie par les saisons d’Aix, lui courut le long des reins comme un rappel, comme un avis, et il rejeta le poète avec un geste d’impatience en murmurant : « Vieux fou, va ! » Puis il se recoucha et souffla sa lumière.

Il n’alla pas le lendemain chez la comtesse, et il prit même la résolution énergique de n’y point retourner avant deux jours. Mais quoi qu’il fit, soit qu’il essayât de peindre, soit qu’il voulût se promener, soit qu’il traînât de maison en maison sa mélancolie, il était partout harcelé par la préoccupation inépuisable de ces deux femmes.

S’étant interdit d’aller les voir, il se soulageait en pensant à elles, et il laissait sa pensée, il laissait son cœur se rassasier de leur souvenir. Il arrivait alors souvent que, dans cette sorte d’hallucination où le berçait son isolement, les deux figures se rapprochaient, différentes, telles qu’il les connaissait, puis passaient l’une devant l’autre, se mêlaient, fondues ensemble, ne faisaient plus qu’un visage, un peu confus, qui n’était plus celui de la mère, pas tout à fait celui de la fille, mais celui d’une femme aimée éperdument, autrefois, encore, toujours.

Alors, il avait des remords de s’abandonner ainsi sur la pente de ces attendrissements qu’il sentait puissants et dangereux. Pour leur échapper, les rejeter, se délivrer de ce songe captivant et doux, il dirigeait son esprit vers toutes les idées imaginables, vers tous les sujets de réflexion et de méditation possibles. Vains efforts ! Toutes les routes de distraction qu’il prenait