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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/29

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fort comme la mort

Mais soudain, saisie peut-être par le souvenir d’une course oubliée :

― Allons, donnez-moi mon soulier. Je m’en vais.

Il jouait rêveusement avec la chaussure légère en la tournant et la retournant dans ses mains distraites.

Il se pencha, baisa le pied qui semblait flotter entre la robe et le tapis et qui ne remuait plus, un peu refroidi par l’air, puis il le chaussa ; et Mme de Guilleroy, s’étant levée, alla vers la table où traînaient des papiers, des lettres ouvertes, vieilles et récentes, à côté d’un encrier de peintre où l’encre ancienne était séchée. Elle regardait d’un œil curieux, touchait aux feuilles, les soulevait pour voir dessous.

Il dit en s’approchant d’elle :

— Vous allez déranger mon désordre.

Sans répondre, elle demanda :

— Quel est-ce monsieur qui veut acheter vos Baigneuses ?

— Un Américain que je ne connais pas.

— Avez-vous consenti pour la Chanteuse des rues ?

— Oui. Dix mille.

— Vous avez bien fait. C’était gentil, mais pas exceptionnel. Adieu, cher.

Elle tendit alors sa joue, qu’il effleura d’un calme baiser ; et elle disparut sous la portière, après avoir dit à mi-voix :

— Vendredi, huit heures. Je ne veux point que vous me reconduisiez. Vous le savez bien. Adieu.

Quand elle fut partie, il ralluma d’abord une cigarette, puis se remit à marcher à pas lents à travers son atelier. Tout le passé de cette liaison se déroulait devant lui. Il se rappelait les détails lointains disparus, les recherchait en les enchaînant l’un à l’autre,