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Page:Maupassant - Fort comme la mort, Ollendorff, 1903.djvu/294

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fort comme la mort

qu’elle a l’air de se retourner pour considérer ou reconnaître quelqu’un, on se jette devant son regard, et si on ne peut le détourner ou l’absorber tout entier, on souffre jusqu’au fond de l’âme.

Olivier souffrait ainsi en face de ce chanteur qui semblait répandre et cueillir de l’amour dans cette salle d’opéra, et il en voulait à tout le monde du triomphe de ce ténor, aux femmes qu’il voyait exaltées dans les loges, aux hommes, ces niais faisant une apothéose à ce fat.

Un artiste ! ils l’appelaient un artiste, un grand artiste ! Et il avait des succès, ce pitre, interprète d’une pensée étrangère, comme jamais créateur n’en avait connu ! Ah ! c’était bien cela la justice et l’intelligence des gens du monde, de ces amateurs ignorants et prétentieux pour qui travaillent jusqu’à la mort les maîtres de l’art humain. Il les regardait applaudir, crier, s’extasier ; et cette hostilité ancienne qui avait toujours fermenté au fond de son cœur orgueilleux de parvenu s’exaspérait, devenait une rage furieuse contre ces imbéciles tout-puissants de par le seul droit de la naissance et de l’argent.

Jusqu’à la fin de la représentation, il demeura silencieux, dévoré par ses idées, puis, quand l’ouragan de l’enthousiasme final fut apaisé, il offrit son bras à la duchesse pendant que le marquis prenait celui d’Annette. Ils redescendirent le grand escalier au milieu d’un flot de femmes et d’hommes, dans une sorte de cascade magnifique et lente d’épaules nues, de robes somptueuses et d’habits noirs. Puis, la duchesse, la jeune fille, son père et le marquis montèrent dans le même landau, et Olivier Bertin resta seul avec Musadieu sur la place de l’Opéra.