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58 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

apportait de Lisieux le courrier ; il arrivait pendant qu'on était à table ; chacun, grand ou petit, s'emparait aussitôt d'un journal ; on arrêtait de manger et, durant un long temps, sur tout le tour de la table on ne voyait plus un visage.

Le dimanche matin, dans le salon. Madame de R... faisait le culte auquel assistaient parents, enfants et servi- teurs. Lionel, d'autorité, me faisait asseoir près de lui ; et, pendant la prière, alors que nous étions agenouillés, il me prenait la main, qu'il gardait serrée dans la sienne, comme pour offrir à Dieu notre amitié.

Pourtant Lionel ne respirait pas toujours le sublime. A côté de la salle du culte (j'ai dit que c'était le salon) se trou- vait la bibliothèque, une vaste pièce carrée aux murs tapissés de livres, où la Grande Encyclopédie avoisinait les œuvres de Corneille. A portée de la main, elle s'ouvrait aux curiosités de l'enfant : dès que Lionel savait trouver déserte la pièce, il y fouillait éperdument. Un article con- duisait à l'autre ; tout y était présenté avec vivacité, agré- ment et vigueur ; ces impertinents esprits forts du xviii^ siècle s'entendaient admirablement à amuser, à étonner et à distraire. Quand nous traversions la pièce, Lionel me poussait du coude (le dimanche il y avait tou- jours du monde à côté) et d'un clin d'œil m'indiquait les fameux bouquins, que je n'eus jamais l'heur de toucher. Du reste, d'esprit plus lent que Lionel, ou plus occupé, j'étais -beaucoup moins curieux que lui de ces choses — on a compris de quoi je veux parler ; et lorsqu'ensuite il me racontait ses explorations au travers du dictionnaire, me faisait part de ses découvertes, je l'écoutais, mais plus ahuri qu'excité ; je l'écoutais, mais sans l'interroger. Je ne com- prenais rien à demi-mot, et l'an suivant, encore, Lionel me racontant, avec cet air supérieur et renseigné qu'il savait prendre, qu'il avait trouvé dans la bibliothèque abandonnée de son frère un livre des plus suggestifs : « Les souvenirs d'un chien de chasse », je crus d'abord qu'il s'agis- sait de vénerie.

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