Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/214

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à apprendre, je le trouvais court et insuffisant, et, quand la nuit venait, je me réfugiais dans un petit cabinet de pierre sous la vis du grand escalier ; j’allumais ma lampe en calfeutrant hermétiquement les meurtrières, et je travaillais. Une de ces nuits-là…

« Ici, Desroches s’arrêta un instant, passa la main sur ses yeux, vida son verre, et reprit son récit sans terminer sa phrase.

« — Vous connaissez tous, dit-il, ce petit sentier qui monte de la plaine ici, et que l’on a rendu tout à fait impraticable, en faisant sauter un gros rocher, à la place duquel à présent s’ouvre un abîme. Eh bien, ce passage a toujours été meurtrier pour les ennemis toutes les fois qu’ils ont tenté d’assaillir le fort ; à peine engagés dans ce sentier, les malheureux essuyaient le feu de quatre pièces de vingt-quatre, qu’on n’a pas dérangées sans doute, et qui rasaient le sol dans toute la longueur de cette pente…

« — Vous avez dû vous distinguer, dit un colonel à Desroches ; est-ce là que vous avez gagné la lieutenance ?

« — Oui, colonel, et c’est là que j’ai tué le premier, le seul homme que j’aie frappé en face et de ma propre main. C’est pourquoi la vue de ce fort me sera toujours pénible.

« — Que nous dites-vous là ? s’écria-t-on : quoi ! vous avez fait vingt ans la guerre, vous avez assisté à quinze batailles rangées, à cinquante combats peut-être, et vous prétendez n’avoir jamais tué qu’un seul ennemi ?

« — Je n’ai pas dit cela, messieurs : des dix mille cartouches que j’ai bourrées dans mon fusil, qui sait si la moitié n’a pas lancé une balle au but que le soldat cherche ? Mais j’affirme qu’à Bitche, pour la première fois, ma main s’est rougie du sang d’un ennemi, et que j’ai fait le cruel essai d’une pointe de sabre que le bras pousse, jusqu’à ce qu’elle crève une poitrine humaine et s’y cache en frémissant.

« — C’est vrai, interrompit l’un des officiers, le soldat tue beaucoup et ne le sent presque jamais. Une fusillade n’est pas,