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VI

HÉLOÏSE

La pension que j’habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L’une d’elles, qu’on appelait la Créole, fut l’objet de mes premiers vers d’amour ; son œil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec la froide dignité des études ; c’est pour elle que je composai des traductions versifiées de l’ode d’Horace À Tyndaris, et d’une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain :

 
Dis-moi, jeune fille d’Athènes,
Pourquoi m’as-tu ravi mon cœur ?


Quelquefois, je me levais dès le point du jour et je prenais la route de ***, courant et déclamant mes vers au milieu d’une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs ! C’est pour elle que je composai une poésie imitée d’une poésie de Thomas Moore.

J’échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur, n’avaient rouillé l’hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille Italienne qui fut instruite de mon amour. Celle-ci s’entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret dans une chambre où la figure d’Héloise était représentée par un vaste tableau. Une épingle d’argent perçait le nœud touffu de ses cheveux d’ébène, et son buste étincelait comme celui d’une reine, pailleté de tresses d’or sur un fond de soie et de velours. Éperdu, fou d’ivresse, je m’étais jeté à genoux devant l’image ; une porte s’ouvrit, Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d’un œil souriant.