Page:Proust - Albertine disparue.djvu/133

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un pays qu’elle connaissait et où elle n’aurait pas choisi de se retirer si elle n’avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans doute, il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que la mort d’Albertine eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons notre amour nous viennent pendant les heures où elle n’est pas à côté de nous. Ainsi l’on prend l’habitude d’avoir pour objet de sa rêverie un être absent, et qui, même s’il ne le reste que quelques heures, pendant ces heures-là n’est qu’un souvenir. Aussi la mort ne change-t-elle pas grand-chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes tristesses, l’émoi que me donnait un nom relié, de si loin que ce fût, à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les enquêtes auxquelles je procédais, par l’emploi que je faisais de mon argent, tout entier destiné à connaître les actions d’Albertine, je peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour, par une véritable liaison. Et celle qui en était l’objet était une morte. On dit quelquefois qu’il peut subsister quelque chose d’un être après sa mort si cet être était un artiste et mettait un peu de soi dans son œuvre. C’est peut-être de la même manière qu’une sorte de bouture prélevée sur un être, et greffée au cœur d’un autre, continue à y poursuivre sa vie, même quand l’être d’où elle avait été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme Bontemps ; il fit la connaissance d’une femme de chambre, d’un loueur de voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la journée. Les gens n’avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre, Aimé me disait avoir appris d’une petite blanchisseuse de la ville qu’Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras quand celle-ci lui rapportait le linge. « Mais, disait-elle, cette demoiselle ne lui avait