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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/178

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Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments, où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi, comme pour Swann, une messagère d’Albertine qui disparaissait. Ce n’était pas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J’avais été surtout sensible à l’élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d’une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s’était fait durant ma vie. Et maintenant, sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s’en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant, en somme, peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c’était mon amour qu’il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.

Comme je suivais les allées séparées d’un sous-bois, tendues d’une gaze chaque jour amincie, le souvenir d’une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu’elle enveloppait ma vie, flottait maintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue dans le vide, l’horizontalité clairsemée des feuillages d’or. D’ailleurs, je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d’une allée la ressemblance, l’identité possible avec celle à qui on pense. « C’est peut-être elle ! » On se retourne, la voiture continue à avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils m’intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu’à mon cœur. La