Page:Proust - Albertine disparue.djvu/213

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elle de lui et de M. de Bréauté comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province. Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles, puisque ce n’est qu’à Paris, par la comtesse Molé, qu’elle avait connu M. de Bréauté, d’ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de parler des environs de Tansonville, il pouvait être sincère. Le snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte s’intéressait à telle femme élégante parce qu’elle avait de superbes livres et des Nattiers que mon ancienne amie n’eût sans doute pas été voir à la Bibliothèque nationale et au Louvre, et je me figure que, malgré la proximité plus grande encore, l’influence attrayante de Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme Goupil que sur M. d’Agrigente.

« Oh ! pauvre Bébel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont bien plus malades que du Lau, je crains qu’ils n’en aient pas pour longtemps, ni l’un ni l’autre. »

Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il m’adressa des compliments, d’ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un peu poncive de ce style où il y avait « de l’emphase, des métaphores comme dans la prose démodée de Chateaubriand » ; par contre il me félicita sans réserve de « m’occuper » : « J’aime qu’on fasse quelque chose de ses dix doigts. Je n’aime pas les inutiles qui sont toujours des importants ou des agités. Sotte engeance ! »

Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu’elle était l’amie d’un auteur. « Vous pensez si je vais dire que j’ai le plaisir, l’honneur de vous connaître. »

« Vous ne voulez pas venir avec nous, demain, à l’Opéra-Comique ? » me dit la duchesse, et je pensai