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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/275

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que j’avais, l’espace d’un éclair, envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du compagnonnage de son souvenir. Une autre fois, à San Giorgio dei Schiavoni, un aigle auprès d’un des apôtres et stylisé de la même façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les deux bagues dont Françoise m’avait découvert la similitude et dont je n’avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin, une circonstance telle se produisit qu’il sembla que mon amour aurait dû renaître. Au moment où notre gondole s’arrêta aux marches de l’hôtel, le portier me remit une dépêche que l’employé du télégraphe était déjà venu trois fois pour m’apporter, car, à cause de l’inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant, à travers les déformations des employés italiens, être le mien), on demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était bien pour moi. Je l’ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant un coup d’œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire néanmoins : « Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenez-vous ? Tendrement, Albertine. » Alors il se passa, d’une façon inverse, la même chose que pour ma grand’mère : quand j’avais appris en fait que ma grand’mère était morte, je n’avais d’abord eu aucun chagrin. Et je n’avais souffert effectivement de sa mort que quand des souvenirs involontaires l’avaient rendue vivante pour moi. Maintenant qu’Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle qu’elle était vivante ne me causa pas la joie que j’aurais cru. Albertine n’avait été pour moi qu’un faisceau de pensées, elle avait survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi ; en revanche, maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne ressuscitait nullement pour moi avec son corps. Et en m’apercevant que je n’avais pas de joie