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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/278

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dais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même, et jusqu’à la mort (imaginaire mais crue réelle) n’avaient pas prolongé mon amour, tant les efforts des tiers, et même du destin, nous séparant d’une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant c’était le contraire qui se produisait. D’ailleurs, j’essayai de me la rappeler, et peut-être parce que je n’avais plus qu’un signe à faire pour l’avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d’une fille fort grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà, comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu’elle avait pu faire avec Andrée ou d’autres ne m’intéressait plus. Je ne souffrais plus du mal que j’avais cru si longtemps inguérissable, et, au fond, j’aurais pu le prévoir. Certes, le regret d’une maîtresse, la jalousie survivante sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la leucémie. Pourtant, entre les maux physiques il y a lieu de distinguer ceux qui sont causés par un agent purement physique et ceux qui n’agissent sur le corps que par l’intermédiaire de l’intelligence. Si la partie de l’intelligence qui sert de lien de transmission est la mémoire — c’est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée — si cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble apporté dans l’organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n’ont pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même temps où un malade atteint de cancer sera mort, il est bien rare qu’un veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l’étais. Est-ce pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu’elle avait aimées, est-ce pour elle qu’il fallait renoncer à l’éclatante fille qui était mon souvenir d’hier, mon espoir de demain (à qui je ne pourrais rien donner, non plus qu’à aucune autre, si j’épousais Albertine), renoncer à cette Albertine