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Page:Proust - Albertine disparue.djvu/328

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nèrent beaucoup. La première fut : « Si vous n’aviez pas trop faim et s’il n’était pas si tard, en prenant ce chemin à gauche et en tournant ensuite à droite, en moins d’un quart d’heure nous serions à Guermantes. » C’est comme si elle m’avait dit : « Tournez à gauche, prenez ensuite à votre main droite, et vous toucherez l’intangible, vous atteindrez les inaccessibles lointains dont on ne connaît jamais sur terre que la direction, que (ce que j’avais cru jadis que je pourrais connaître seulement de Guermantes, et peut-être, en un sens, je ne me trompais pas) le « côté ». Un de mes autres étonnements fut de voir les « Sources de la Vivonne », que je me représentais comme quelque chose d’aussi extra-terrestre que l’Entrée des Enfers, et qui n’étaient qu’une espèce de lavoir carré où montaient des bulles. Et la troisième fois fut quand Gilberte me dit : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c’est la plus jolie façon », — phrase qui, en bouleversant toutes les idées de mon enfance, m’apprit que les deux côtés n’étaient pas aussi inconciliables que j’avais cru. Mais ce qui me frappa le plus, ce fut combien peu, pendant ce séjour, je revécus mes années d’autrefois, désirai peu revoir Combray, trouvai mince et laide la Vivonne. Mais où Gilberte vérifia pour moi des imaginations que j’avais eues du côté de Méséglise, ce fut pendant une de ces promenades en somme nocturnes bien qu’elles eussent lieu avant le dîner — mais elle dînait si tard ! Au moment de descendre dans le mystère d’une vallée parfaite et profonde que tapissait le clair de lune, nous nous arrêtâmes un instant, comme deux insectes qui vont s’enfoncer au cœur d’un calice bleuâtre. Gilberte eut alors, peut-être simplement par bonne grâce de maîtresse de maison qui regrette que vous partiez bientôt et qui aurait voulu mieux vous faire les honneurs de ce pays que vous semblez apprécier, de ces