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Page:Ramuz - La beauté sur la terre, 1927.djvu/30

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« La terrasse, disait Rouge, était déjà à moitié occupée par des gens qu’on ne connaissait pas, et ce n’étaient pas des gens du pays. Dans la salle à boire, on était aussi pas mal de monde et là on était entre connaissances ; mais ce que je veux dire et où je veux en venir, c’est que Milliquet avait beaucoup à faire (heureusement pour lui, ça ne lui arrivait pas tous les jours). Il servait dans la salle à boire, la servante servait sur la terrasse ; quant à la femme de Milliquet, elle grondait dans la cuisine. On a vu tout de suite qu’il y avait de nouveau quelque chose qui n’allait pas dans le ménage, si le métier, lui, allait bien. Mais trop ou pas assez, pour beaucoup de gens, c’est pareil ; ils se plaignent aussi bien de maigre que de graisse, parce que le contentement est du dedans et on a le contentement en dedans ou on ne l’a pas. Voilà alors que la servante qui sortait en courant laisse tomber un verre ; la mère Milliquet est arrivée. Elle s’était mise à crier : « C’est affreux ! c’est affreux ! Si ça continue comme ça, je m’en vais. Ce n’est pas une vie… » Milliquet disait : « Que veux-tu ? » Nous autres, dans la salle à boire, on s’amusait. On était bien une dizaine, mais elle s’en moquait un peu, parce que quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait plus guère et elle s’y cramponnait et s’y collait à plat comme une chenille à sa feuille de chou. « Ce que je veux ? ah ! bon, parlons-en… Quand on s’est éreintée déjà tout le matin et on va s’éreinter toute l’après-midi, et toute la soirée et jusqu’à des minuit, une heure, à cinquante-trois ans, et qu’il y a là-haut une drôlesse… »