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Page:Revue des Deux Mondes - 1831 - tome 1.djvu/178

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LITTÉRATURE.

dont la caresse paternelle avait peut-être aggravé les défauts de conformation, était, aux yeux du comte, une offense toujours flagrante pour son amour-propre de père. S’il avait en exécration les beaux hommes, il ne détestait pas moins les gens débiles, voués aux sciences et aux plaisirs de l’intelligence. Pour lui plaire, il fallait être laid de figure, grand et robuste. L’ignorance des livres et la connaissance de l’art militaire étaient les seules qualités qu’il prisât dans un homme. La rudesse des manières et du langage achevaient d’en faire, à ses yeux, un modèle accompli de virilité.

Étienne devait donc trouver dans son père un ennemi sans générosité. Sa lutte avec ce colosse commençait dès le berceau ; et, pour tout secours contre un antagoniste aussi dangereux, il n’avait que le cœur de sa timide et jeune mère, dont l’amour pour lui s’accroissait, par une loi touchante de la nature, de tous les périls qui le menaçaient.

Ensevelis tout à coup dans une profonde solitude par le brusque départ du comte, ces deux êtres faibles et timides se comprirent admirablement, s’unirent par une même pensée, et arrivèrent à n’avoir qu’une même existence.

Au moment où, pour la première fois, Étienne distingua les objets, et qu’il put exercer sa vue avec cette stupide avidité naturelle aux enfans, ses regards rencontrèrent les sombres lambris de la chambre d’honneur ; lorsque sa jeune oreille s’efforça de percevoir les sons et d’en saisir les différences, il entendit le bruissement monotone des eaux de la mer qui venaient se briser sur les rochers par un mouvement aussi régulier que celui d’un balancier d’horloge : ainsi, les lieux, les sons, les choses, tout ce qui frappe les sens, prépare l’entendement et forme le caractère, s’accordait à le rendre enclin à la mélancolie.

Dès sa naissance, il devait croire que sa mère était la seule créature qui existât sur terre, voir le monde comme un désert, et s’habituer à ce sentiment de retour sur nous-mêmes qui nous porte à vivre seuls, à chercher en nous les immenses ressources de la pensée. Comme tous les enfans en