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Page:Revue des Deux Mondes - 1831 - tome 1.djvu/187

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L’ENFANT MAUDIT.

livres charmaient sa solitude, et son petit royaume de sable et de coquilles, d’algues et de verdure lui semblait un monde toujours frais et nouveau : aussi, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Étienne fut-il heureux.

Mais bientôt il éprouva le plus affreux malheur qui pût l’affliger. La comtesse, dévorée par le chagrin, était en proie depuis long-temps à une maladie de langueur. Elle mourut. Étienne resta seul dans le monde. Sa douleur fut muette. Il ne courut plus à travers les rochers ; il ne se sentit plus la force de lire, de chanter ; il demeura des journées entières accroupi dans un creux de rocher, indifférent aux intempéries de l’air, immobile, attaché sur le granit, semblable à l’une des mousses qui y croissaient, pleurant bien rarement, mais perdu dans une seule pensée, immense, infinie comme l’océan ; et, comme l’océan, elle prenait mille formes, devenait terrible, orageuse, calme… C’était plus qu’une douleur, c’était une vie nouvelle, une irrévocable destinée. Cette pauvre petite créature ne devait plus sourire. Il y a des peines qui, semblables à du sang jeté dans une eau courante, teignent momentanément les flots ; puis l’onde, en se renouvelant, restaure la pureté de sa nappe : mais, chez Étienne, la source même était adultérée, et chaque flot du temps devait lui apporter une même dose de fiel.

À son lit de mort, la comtesse avait confié son fils au vieux Bertrand. Avertie par un instinct qui ne trompe jamais les mères, elle s’était aperçue de la pitié profonde qu’inspirait à l’écuyer le chétif héritier de la maison puissante à laquelle il portait un sentiment de vénération comparable à celui de Tom-le-Long pour son navire.

Bertrand fut donc la providence de son jeune maître. Presque octogénaire, ie fidèle serviteur avait conservé l’intendance des écuries, pour ne pas perdre l’habitude d’être une autorité dans la maison ; et, comme son logis se trouvait près de la chaumière où se retirait Étienne, il était à portée de veiller sur lui avec cette persistance d’affection et cette simplicité rusée qui caractérisent les vieux soldats.