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Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 8.djvu/556

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REVUE DES DEUX MONDES.

plaudissement fut immense, et le poète sentit à cet instant-là, en tressaillant, qu’il pouvait rester simple chansonnier et devenir tout-à-fait lui-même.

Du moment en effet qu’il y avait jour pour Béranger de faire entrer sa pensée entière en chanson, que lui fallait-il de mieux ? quel bonheur, quelle nouveauté qu’un tel genre ! c’était l’accomplissement de son rêve : le monde, la vie alentour et sous sa main dans leur infinie diversité ; pas d’étiquette apprise, pas de poétique, et tout le dictionnaire. D’un autre côté, Béranger comprit que plus l’espace s’élargissait devant lui, moins il avait à se relâcher des sévérités du rythme. La chanson de Panard, de Collé, Galet, Gouffé, Désaugiers et du Caveau, venait habituellement par le refrain : un refrain semblait heureux, chantant : vite des couplets là-dessus. Ils arrivaient à la file, bon gré mal gré, plus ou moins valides : le refrain couvrait tout. Ici au contraire, pour Béranger, la pensée, le sentiment inspirateur préexistaient : le refrain n’en devait être que l’étincelle, mais étincelle à point nommé en quelque sorte, d’un intervalle et d’un jet déterminés à l’avance. Il faut que toutes les deux ou trois secondes, la pensée revienne faire acte de présence à un coin marqué, jaillir à travers un nœud étroit et fixe, rebondir sur une espèce de raquette inflexible et sonore : elle est à cent lieues, au bout du monde, dans le ciel ; n’importe ; il faut qu’elle revienne et qu’elle touche à point. C’est un inconvénient, une gêne sans doute, un coup de sonnette ou de cordon bien souvent, qui rattire à court l’essor, le saccade et le brusque. Mais Béranger vit à merveille que dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre, le refrain était l’indispensable véhicule du chant, le frère de la rime, la rime de l’air comme l’autre l’est du vers, le seul anneau qui permît d’enchaîner quelque temps la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que pour être entendu du peuple, auquel de toute nécessité beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image à la pensée dominante, un petit drame en un mot : de là tant de vives conceptions si artistement réalisées, de compositions exquises, non moins parlantes que les jolies fables de Lafontaine ; tant de tableaux si fins de nuances, et si compris de tous par leur en-