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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/12

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REVUE DES DEUX MONDES.

ce symbole. Ahasvérus est de la même famille que les traditions sur lesquelles les Grecs fondaient leurs tragédies. Il est populaire et sacerdotal. Il tient à la fois à l’église et au foyer domestique, au dogme et à la légende. Le sens des modernes est compris sous son nom d’une manière aussi profonde que le sens des anciens l’était dans le Prométhée vulgaire. C’est ce que les poètes de nos temps ont bien senti, Béranger surtout ; et il sera éternellement à regretter que Goëthe et Lamartine, qui ont tous deux étudié profondément cette tradition et qui l’ont ébauchée, n’aient pas fait retentir eux-mêmes ce Memnon délaissé.

Ahasvérus, au reste, ne se suffit pas à lui seul ; pour lui servir d’interlocuteur et développer ses différences, il faut lui trouver ses types contraires. Ahasvérus est le genre humain, la vie. En face de lui sera la mort, non pas abstraite, mais personnifiée et réalisée qu’elle a été par les mains du catholicisme, dont elle est, à vrai dire, le fonds et le génie. Ahasvérus n’est pas seulement la vie. Il est la matière, le doute, la douleur. À côté de lui marchera l’esprit, la foi, l’espoir. Il est l’homme ; la femme le suivra. Ainsi deux nouveaux personnages : l’éternelle mort et l’éternelle foi pour compléter dans Ahasvérus l’éternelle vie.

Ce type une fois achevé, la question d’art reste encore tout entière. Pour ne pas se briser, quel est le moule assez élastique où cette figure sera jetée ? Sera-ce l’épopée ? Sera-ce l’ode ? Sera-ce le drame ? Aucune de ces formes, ou plutôt toutes ensemble. Qu’une seule soit ôtée, et voilà votre géant à la question dans le brodequin de fer. Or le mystère, tel que le monde chrétien l’a conçu, est seul doué d’une telle universalité. Que l’on y pense, et l’on verra que l’idée d’Ahasvérus entraîne inévitablement avec elle ce genre d’expression, et qu’il y a entre ces deux choses une corrélation nécessaire. Le mystère est du peuple comme Ahasvérus. Il est né dans les esprits en même temps que lui ; il enjambe, comme lui, les vallées, les mers et les siècles ; en un mot il est vaste et infini comme lui. Toute autre combinaison s’épuise en vain à se mettre à son pas ; avant la fin de son voyage, hors d’haleine, elle l’abandonne en chemin.

J’ajouterai que le mystère est une de ces formes que le moyen âge a laissées inachevées et qu’il appartient aux époques modernes