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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/493

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LITTÉRATURE ANGLAISE.

tions du cœur humain, il a recours aux mêmes ressources[1], à la même habileté qu’elle emploie pour nous faire croire au monde surnaturel.

Godwin refuse à la nature humaine un jugement impartial et une libre défense ; il la cite devant lui pour l’accuser de tous les crimes, et lui ferme la bouche avec un bâillon. Il ne manque à l’édifice de Godwin que des bases solides. L’auteur raisonne bien, mais en partant d’un faux principe.

Caleb Williams est, pour ainsi dire, la crème de cette haute intelligence. Dans tous ses autres ouvrages, Godwin a beaucoup moins de force et de puissance. Quiconque a lu ce prodigieux roman a dû être blessé de l’invraisemblance du caractère de Falkland : le plus accompli des gentilshommes, l’homme qui a le plus d’élévation et de délicatesse dans les idées, commet un meurtre, laisse punir un malheureux qui en est innocent, puis poursuit de sa haine et de sa vengeance un homme dont le seul crime est d’avoir voulu pénétrer le mystère dont le meurtrier

  1. L’opinion que Bulwer, le romancier le plus brillant de l’Angleterre actuelle, Hazlitt, le plus sévère des critiques, Byron, Southey, Coleridge, ont émise sur le talent de Godwin et sur son beau roman de Caleb Williams, est diamétralement contraire à celle que M. Allan Cunningham exprime ici. Nous aurions peine à nous ranger de l’avis de ce dernier. Nous pensons avec Bulwer « que Godwin est, de tous les romanciers modernes, le plus puissant et celui qui approche le plus de la perfection. » Son genre est sombre, sans doute, mais Michel-Ange et Rembrandt sont de grands hommes ; et Godwin écrivait en 1793. Le comparer à mistriss Radcliffe, c’est, selon nous, le rabaisser injustement. Si Godwin a prodigué la terreur, il a été la puiser dans le cœur de l’homme. Entre lui et mistriss Radcliffe, il y a la même distance qu’entre Eschyle et le machiniste d’un théâtre.

    D’ailleurs, le considérer comme simple romancier, est-ce lui rendre justice ? Godwin est plus qu’un grand écrivain. Expression de la révolte des classes inférieures contre les classes supérieures, énergique et populaire, révolutionnaire sans le savoir, il a créé la plus terrible des fictions modernes, Caleb Williams. Il a précédé Byron dans cette route de désespoir et de douleur. Le caractère de Falkland, que M. Allan Cunningham critique, est, selon nous, une des belles conceptions de l’art moderne, une conception dramatique et philosophique à la fois, un symbole de l’honneur chevaleresque dans sa dégénération civilisée. Falkland vit pour la considération ; il commet des crimes pour ne rien perdre de cette considération : il sera vicieux plutôt que d’être méprisé. La délicatesse du point d’honneur, avec sa fausse susceptibilité, sa vanité morbide, n’a jamais été l’objet d’une attaque aussi redoutable, d’une peinture plus profonde et plus savante.