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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/550

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REVUE DES DEUX MONDES.


mon le cyrénéen est contraint de la porter ; Ahasvérus s’avance alors avec la dure opiniâtreté d’un pédagogue qui, voyant un homme malheureux par sa faute, loin d’en avoir compassion, augmente son malheur par des reproches déplacés ; il sort de sa maison, rappelle au Christ tous ses précédens avis, les transforme en autant d’accusations véhémentes, auxquelles il se croit autorisé par son affection pour le patient. Jésus garde le silence ; mais à ce moment la pieuse Véronique couvre d’un voile la figure du Sauveur, et comme elle le retire et l’élève, la face du Christ apparaît à Ahasvérus, non pas avec l’empreinte de la douleur présente, mais transfiguré et rayonnant de la gloire céleste. Ébloui de cette apparition, Ahasvérus détourne les yeux et entend résonner ces paroles : « Tu marcheras sur la terre, jusqu’à ce que je t’apparaisse dans le même éclat. » Lorsqu’il revint de sa stupeur, la foule s’était déjà précipitée vers le lieu du supplice ; les rues de Jérusalem étaient désertes ; cédant alors à un aiguillon intérieur, Ahasvérus commence son éternel voyage.

« Peut-être, ajoute Goethe, aurai-je occasion de parler de ses courses et de l’évènement par lequel je terminais ce poème, quoiqu’il ne fût pas achevé. Je n’en avais écrit que le début, quelques fragmens et la fin. Je manquais alors du recueillement et du temps nécessaires pour me livrer aux études sans lesquelles je ne pouvais donner à cette figure une physionomie telle que je la concevais… »

On voit que la portion de cette histoire que Goethe a le plus négligé de féconder, le côté dont il ajourne le développement, est précisément celui où réside tout l’attrait et toute la difficulté du sujet, l’éternel voyage de l’homme qui, depuis l’an 33 jusqu’à l’heure présente, ne fait que marcher. J’ignore si, dans quelques parties de ses œuvres posthumes, Goethe aura laissé l’indication de la catastrophe par laquelle il terminait son poème. Une confidence expresse pourrait seule nous révéler le sens qu’il attachait à cette

    singulièrement malencontreux : « Ici, dit-il, s’ouvre la scène du Nouveau Testament. » Ce qui pourrait faire croire qu’il est question d’Ahasvérus dans l’Écriture. Cette méprise devrait bien corriger les traducteurs de l’habitude d’ajouter au texte des mots parasites.