Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/101

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
97
SOUVENIRS DE LA NORMANDIE.

du canot aussi lestement qu’elle s’était élancée du navire, remercia avec simplicité et en peu de mots les personnes qui lui parlèrent du danger qu’elle avait couru, et entra dans l’auberge où elle se fit donner une chambre.

Je vous laisse à penser quelle diversion ce petit incident produisit dans la société de Luc qui commençait à trouver sa solitude un peu monotone. Comme elle se composait de gens de bonne compagnie, on ne se permit pas de questions sur la dame du navire ; mais on demanda d’où venait le bâtiment et quelle était sa destination, deux demandes toutes naturelles et fort permises dans un port. C’était un paquebot de Guernesey qui se rendait à Cherbourg, et qu’un changement de vent subit avait fait dévier de sa route. Ce fut là tout ce qu’on apprit des hommes de l’équipage ; les femmes de chambre, que leurs maîtresses se gardèrent de questionner, ajoutèrent d’elles-mêmes que la dame qui se trouvait à bord était née dans l’Inde, qu’elle habitait Guernesey où se trouvait la famille de son mari, officier au service de la Compagnie anglaise, et qu’elle était partie pour Cherbourg uniquement pour revoir la France, et entendre parler le français autrement que dans le vieux patois normand de nos anciennes îles de la Manche. Ces détails, aussi véridiques qu’importans, avaient été donnés par la servante, vieille négresse portugaise, qui était restée malade dans l’entrepont, et qu’on venait de débarquer. On sut d’elle aussi que la dame nouvellement arrivée se nommait Thécla Osborne.

Le soir, dans la salle de l’auberge, on n’entendit pas le piano discord, auquel d’habiles mains arrachaient d’ordinaire, mais non sans peine et sans efforts, les plus brillantes variations de Carr. Thécla avait fait oublier aux jeunes femmes leur piano, aux jeunes gens l’histoire de leur récente campagne dans la Vendée ; les douairières elles-mêmes poussaient la distraction jusqu’à tenir pendant quelques minutes entre leurs doigts la carte qu’elles allaient jeter sur la table de jeu. Thécla avait fait décidément sensation dans ce petit monde dédaigneux et difficile.

C’est que la beauté de Thécla ne ressemblait en rien à celle des gracieuses Parisiennes qui l’entouraient en ce moment. Son visage plein et arrondi était cependant d’une délicatesse extrême ; sa taille droite, fine, mince, même jusqu’à l’excès, contrastait avec