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— Ô stupides gens que nous sommes ! dit-il ensuite. J’ai là une jolie femme dont tout le monde s’occupe, qui m’aime, ou qui me le fait croire, et je veux approfondir ce qu’elle a dans l’ame… Tiens, ami, ces pauvres femmes, ce n’est pas leur faute ; à dix-huit ans on les pousse dans un salon plein d’hommes où, à peine ont-elles fait un pas timide, qu’elles entendent tout le monde dire qu’un de leurs regards suffit pour faire le bonheur d’un amant. Ont-elles livré leur cœur à quelqu’un, tous ceux qui étaient à genoux se relèvent, et se conduisent envers elles avec l’insolence d’esclaves révoltés qui veulent aussi leur part dans la révolution qui s’est faite. Ne faut-il pas nous cacher qu’elles ne nous aiment plus, de peur d’exciter notre humeur venimeuse ? Pour un honnête homme qu’elles trouvent par hasard sur leur chemin, n’ont-elles pas eu à souffrir toutes les persécutions des vanités haineuses que, sans le vouloir, elles ont blessées, la colère implacable de ceux qui, dressés, comme des coqs, sur leur mince mérite, se croient faits pour inspirer d’éternelles passions, sans compter les fats qui les affichent, parce qu’elles les ont repoussés ? Le moyen que ces pauvres créatures soient franches et probes avec nous, et devons-nous être surpris quand elles nous trompent ?

Le mouvement de la voiture, la nuit, la chaleur, m’endormirent. Je ne m’éveillai qu’en sentant le froid du matin. Dès que Henri vit que j’ouvrais les yeux, il me dit : « Charles, croyez-vous que cela soit possible ? — Dites-moi donc que cela ne se peut pas ! » Mon pauvre ami avait passé toute la nuit avec cette pensée, et il épiait mon réveil pour que je lui fisse l’aumône d’un mot consolant. Il me demanda ensuite un cigare qu’il alluma, en chantant, à la pipe du postillon. C’était la première fois que je le voyais fumer, et que je l’entendais chanter, deux choses dont il s’acquitta fort mal.

Il avait des amis sur toute la route. À chaque relais un vieil homme, une bonne femme, venaient familièrement s’entretenir avec Henri et lui souhaiter un bon voyage. Cette voiture était si connue, elle avait passé déjà si fréquemment. Les postillons, qui savaient ses goûts, allaient leur plus grand train de poste, tandis que Henri s’accrochait, au contraire, à tous les petits épisodes de son voyage, et tâchait de les prolonger, car il commençait à craindre d’arriver au terme.