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LE PRINCE.

cœur nous suffise, que Dieu le renouvelle et le fortifie quand il commence à s’épuiser !

— Pourtant, je t’avoue, me dit mon ami en suivant en lui-même le fil de sa rêverie, que je ne puis pas me défendre d’aimer ce Bonaparte, ce fléau de premier ordre devant l’ombre duquel tous les fléaux secondaires, mis en cendre par lui, paraissent désormais si petits et si peu méchans. C’était un grand tueur d’hommes, mais un grand charpentier, un hardi bâtisseur de sociétés. Un conquérant, hélas, oui ! mais un législateur ! Cela ne répare-t-il point les maux de la destruction ? Faire des lois, n’est-ce pas un plus grand bien que tuer des hommes n’est un grand mal ? Il me semble voir un grand agriculteur, une divinité bienfaisante, Bacchus arrivant dans l’Inde, ou Cérès abordant en Sicile, armé du fer et du feu, aplanissant le sol, perçant les montagnes, renversant les hautes bruyères, brûlant les forêts, et semant sur tout cela, sur les débris et sur la cendre, des plantes nouvelles destinées à des hommes nouveaux, la vigne et le blé, des bienfaits inépuisables pour d’inépuisables générations.

— Il n’est pas prouvé, lui répondis-je, que ces lois soient durables ; mais, en admettant cela, je ne saurais aimer l’homme dont Dieu s’est servi comme d’une massue pour nous donner une nouvelle forme. J’ai été fasciné dans mon enfance, comme les autres, par la force et l’activité de cette machine à bouleversemens qu’on gratifie du titre de grand homme, ni plus ni moins que Jésus ou Moïse. Puisque la langue humaine ne sait pas distinguer les bienfaiteurs de l’humanité de ses fléaux, puisque l’épithète de bon est presque un terme de mépris, et que la même appellation de grand s’applique à un peintre, à un législateur, à un chef de soldats, à un musicien, à un dieu et à un comédien, à un diplomate et à un poète, à un empereur et à un moine, il est fort simple que les enfans, les femmes et le peuple ignorant s’y méprennent et se soient mis à crier : Vive Napoléon en 1810, avec autant d’enthousiasme qu’on en met aujourd’hui à Venise à crier : Vive le patriarche ! L’un faisait des veuves et des orphelins ; c’était un puissant monarque. L’autre nourrit la veuve et l’orphelin ; c’est un prêtre modeste. N’importe, tous deux sont de grands hommes.

— En effet, répondit mon ami, cet enthousiasme aveugle qui