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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/231

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L’ARÉTIN.

et le supplice. Rome et Florence verront bientôt ce que valait sa vie ; je crois déjà entendre les cris de douleur du pape, qui cependant estime avoir beaucoup gagné en le perdant[1]. »

L’Arétin avait raison, et l’armée du Grand-Diable pensait comme l’Arétin. Ce fut une douleur profonde. Les vices de Médicis n’avaient jamais nui à ses troupes, et ses qualités guerrières les avaient menées à la victoire et à la fortune. La mort de Socrate et celle de Franklin n’éveillèrent pas autant de douleurs que la sienne.


J’ai le malheur de ne voir aucune preuve de vertu ni de génie dans l’estime, dans les larmes, dans l’amour, dans les regrets des hommes. Néron fut pleuré autant que Marc Aurèle. Les brigands de Cartouche le regrettèrent profondément. Les brigands du Grand-Diable pleurèrent le Grand-Diable. Ce camp naguère si jovial devint plus triste qu’une chapelle funéraire ; les piques furent plantées en terre, les tambours et les clairons voilés de crêpes ; les cuirasses se noircirent au feu, les cornettes flottèrent noires. Il tomba de vraies larmes, non des larmes de complaisance, des yeux de ces pillards inexorables qui avaient incendié tant de villes et entassé tant de cadavres. Ne faut-il pas que l’homme aime quelque chose ? et ils aimaient leur chef, ces vieux soldats ! L’Arétin ne le leur céda pas. La mémoire du soudard intrépide fut pour lui l’objet d’un culte. Il vanta son ami en vers et en prose, il rappela toujours sa mémoire avec douleur ; il cita son nom honorablement dans son pathos sérieux et dans ses vers obscènes ; il le proposa pour modèle au monde ; il attribua ses vices aux habitudes de sa jeunesse et ses vertus à son naturel ; il en fit une espèce de Christ et de martyr. L’histoire n’est pas du même avis ; mais c’est une bonne et consolante chose que ce sentiment vrai chez de tels hommes, que cette gratitude, cette affection, ce souvenir, dans un camp de bandits et dans l’âme de l’Arétin.

Cependant l’Italie est en feu ; les Colonne attaquent Naples ; Rome est saccagée. Où fuira ce pauvre Arétin ! À Venise. C’est la ville libre par excellence : un terrain neutre, une oasis dans cet

  1. Tome I, page 36.