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STATISTIQUE MORALE.

garder. Quand la foule se retire, il la suivra de loin jusqu’à ce qu’il ait surpris un regard furtif au détour d’une rue ou bien à l’entrée du logis. Au temps de la moisson, il ira travailler dans le même champ ; s’il l’aperçoit à l’extrémité d’un sillon, il partira de l’extrémité opposée, abattant les tiges sans lever les yeux. Vers le milieu du champ, si leurs mains se rencontrent, et si d’ailleurs les autres moissonneurs sont éloignés, le jeune homme lui glisse timidement au doigt un anneau d’or ; et la petite fille, rouge d’émotion, sans quitter l’ouvrage, reprend son sillon à pas lents ; ils ne se sont rien dit, ils n’ont pas même osé se regarder ; mais ils se sont compris : les voilà fiancés. Ne dirait-on pas une scène de la Bible, et quelque épisode oublié de l’histoire de Ruth ?

Cette naïveté doit faire place à d’autres mœurs. À force de se frotter à la vie parisienne, les Savoyards altèrent par degrés leur caractère natif. C’est l’éternel résultat du contact de deux civilisations inégales ; la plus avancée doit, tôt ou tard, élever l’autre à son niveau. Ils ont beau se retremper, au retour, dans l’atmosphère incisive de leurs montagnes ; et pendant leur séjour à Paris, c’est bien en vain qu’ils s’étudient à conserver leurs traditions, à repousser les usages qu’ils ont sous les yeux, à se faire, en un mot, dans leur quartier une image de la Savoie. Insensiblement leurs pores s’ouvrent dans cette serre chaude, qui hâte le développement et la maturité des intelligences ; le progrès les baigne et les inonde ; ils l’emporteront avec eux et le transmettront à la génération qui suivra.

Au reste, et précisément à cause de cette nature ductile, les Savoyards se dépouillent assez vite de leur écorce la plus grossière. Chose étrange ! les races d’émigrans qui viennent de l’intérieur sont moins pénétrables et plus lentes à se façonner. Le progrès du langage, qui correspond à celui des mœurs et qui en est l’indice le plus certain, témoigne de la supériorité des Savoyards. Ils parlent aisément notre langue et sans trop d’étrangeté, tandis que les Auvergnats et les Gascons sont encore isolés dans leur patois. C’est une race qui sort peu à peu et se dégage de la foule ; c’est l’aristocratie de l’émigration.

Le cabinet de Turin ne voit qu’avec haine et terreur cette infiltration progressive de l’esprit français dans les chaumières de la