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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/506

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REVUE DES DEUX MONDES.

de sang, puis alla aux champs couper son faix d’herbe, et revint à la maison ; en arrivant, elle jeta sur son coffre tout ce qu’elle avait pris au marin, en disant :

— J’ai trouvé le corps d’un bleu, voilà ce qu’il avait.

On s’extasia sur son bonheur, et les choses en restèrent là.

Mais le soir même, le cadavre trouvé fut reconnu par la famille ; bientôt plusieurs circonstances trahirent la jeune fille, et tout fut découvert. Le marin tué était un de ces jeunes gens que le recrutement habille d’une opinion en même temps que d’un uniforme, et auxquels on coud réglementairement la cocarde du parti qui gouverne. Enrôlé forcément pour le port de Brest, il en était parti avec ses compagnons et était venu combattre à Auray, sans qu’il lui eût été possible de faire autrement. Cette position, comprise par les paysans, parce que c’était celle de plusieurs de leurs enfans, fit plaindre la mort du marin, et rendit odieuse celle qui l’avait assassiné. Il y avait d’ailleurs, dans les circonstances du meurtre, une basse scélératesse qui répugnait à tous. On n’avait pas tué cet homme pour le tuer, mais pour le voler, et c’était là ce qui faisait horreur à la foule, toujours si scrupuleuse, comme on sait, à cet égard. Dans de pareils cas, l’argent tache plus les mains que le sang. Aussi y eut-il un cri général de colère contre la paysanne, et, comme il arrive dans toutes ces réactions généreuses où l’esprit de parti cède un instant à la voix de l’équité, l’indignation fut excessive et sans frein. À défaut de la justice des tribunaux, la justice populaire se chargea de la punition du crime. La jeune fille fut rejetée de la société des chrétiens, et tout le monde s’écarta d’elle comme si la lèpre l’eût atteinte. Chassée de chaque métairie, nul paysan ne voulut plus de ses services, nul propriétaire ne voulut lui louer une cabane, et elle n’eut bientôt d’autre abri que le porche de l’église. Partout où elle passait, on voyait chacun se jeter de côté. À la fontaine, lorsqu’elle arrivait, les femmes tiraient leurs cruches en disant : — Place à la tueuse. — C’était le nom qu’on lui avait donné. Pour mettre le sceau à la réprobation publique, on fit une chanson dans laquelle la mort du jeune marin était racontée avec tous ses affreux détails. Alors, partout où la jeune fille parut, elle entendit répéter le chant vengeur : son supplice ne fut