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Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 4.djvu/576

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REVUE DES DEUX MONDES.

travaux obscurs et serviles ; on a paralysé son intelligence ; on a méconnu ses grandes qualités ; on couvre de son nom cent imbécilles qui ne sont pas dignes de lui ressembler. C’est une des injustices de notre siècle. J’aime prodigieusement les ânes, moi, et il y a long-temps que je me suis établi leur défenseur. »

Puis, en ces jours d’été qui sont des jours même à Londres, en ces jours où la vie est si longue, où le découragement, à pas assoupis, s’en vient se glisser derrière ces hommes à la fois trop faibles et trop forts, leur murmure à l’oreille je ne sais quelles paroles glacées, et, se jouant d’eux ainsi que d’enfans, les persuade du néant de leur gloire, parce qu’il la leur a cachée en leur mettant la main sur les yeux, et faisant autour d’eux les ténèbres, oh ! c’était alors que vous eussiez entendu se plaindre et gémir René lui-même ; c’était alors que sur ses lèvres, où se taisait tout autre harmonie, résonnait seule la voix désolée de ses tristesses, base fondamentale de cette ame et son accord dominant ; et il disait :

« Il y a des hommes qui aiment à voir ; moi, je ne suis pas curieux ; rien ne vaut pour moi la peine d’une curiosité. Tout m’ennuie ; ma vie entière n’est qu’un long ennui ; dès l’enfance, j’étais indifférent à tout ; j’ai voyagé sans voir, espérant chasser l’ennui qui revenait toujours, poussé par je ne sais quelle lassitude d’existence. Je n’ai rien observé avec intérêt. Tout passait devant mes yeux sans me piquer du désir de connaître ; ma vie n’est qu’indifférence ; je serais désolé d’avoir fait le mal ; ce ne m’est pas un grand plaisir d’avoir fait le bien. La vertu m’est chère, mais c’est plutôt par raisonnement que par sentiment. Je ne m’attache à rien ; je sers le roi de tout mon cœur, mais sans joie et sans goût. Mon existence est une contrainte perpétuelle. La vertu est une belle chose ; mais il faut des caractères exprès pour en jouir : Buffon l’a aperçue et appréciée parfois ; Voltaire l’a enveloppée de dérision et d’ironie ; Rousseau en a fait une dévergondée, il l’a mise en paradoxe ; mais, même en la prostituant, il était épris de sa beauté. Il y a des âmes à demi mortes ; la mienne est née ainsi. »

Oui, en ces jours d’amertume et désespérés, il se méconnaissait à plaisir et se calomniait ; il reniait sa gloire ; il doutait de son avenir ; il refusait de croire à la durée de son nom si retentissant partout cependant et envié. C’eût été en ces jours-là peut-être