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de projets généreux, de rêves peut-être, car ils étaient poètes l’un et l’autre ! Hélas ! l’un des deux en a déjà emporté dans la tombe la moitié du secret !

Un jour qu’on le questionnait sur cette préférence qu’il donnait dans ses promenades aux jardins de Kensington, situés si loin de son habitation, tandis qu’il avait ceux du Parc du Régent à sa porte, M. de Châteaubriand répondit que cette prédilection n’était nullement chez lui une fantaisie ; que ces jardins du Parc du Régent, si magnifiques maintenant, n’étaient, durant son émigration, que de tristes marécages, et que plus d’une fois, manquant de pain alors, c’était là qu’il était venu errer, affamé, en proie à des souffrances dont le souvenir même lui était assez poignant pour lui faire fuir, après vingt ans, le lieu qui les lui rappelait.

Mais la noblesse de cet aveu se produit plus haute et plus éclatante dans un dernier trait de M. de Châteaubriand que nous raconterons pour terminer.

Il existe à Londres une association dont le but est de secourir les hommes de lettres indigens. Cette institution manque en France où les écrivains malheureux ne manquent pas pourtant ! Or, M. de Châteaubriand avait fait verser cent louis à la caisse de l’association littéraire. La somme dépassait de beaucoup le montant de celles qu’avaient coutume d’y déposer ses souscripteurs ordinaires. Aussi à l’occasion de cette libéralité, l’ambassadeur fut-il invité du banquet annuel de la société auquel furent conviés également beaucoup de personnages notables, et entre autres M. Canning. Sur la fin du repas, la santé de M. de Châteaubriand fut portée, et, dans le toast, il fut, au nom des poètes pauvres, remercié délicatement de son offrande. Mais il se leva aussitôt ; et comme il avait quelque difficulté à s’exprimer publiquement en anglais, M. Canning, placé près de lui, et qu’il pria de le suppléer, déclara en son nom qu’il n’avait rien donné ; qu’il avait payé seulement une dette, ayant été secouru, et plusieurs fois, par l’association, à titre d’écrivain étranger, lors de son premier séjour en Angleterre ; qu’il s’était acquitté de confrère à confrères, et que c’était lui qui remerciait.

Certes, l’explication était généreuse, la scène touchante ! En présence de plus d’un des plus orgueilleux représentans de l’or-