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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/296

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mortifié et décidé au départ. Peut-être sa gouvernante, qui avait pris sur lui un empire absolu, espérait-elle, en le retenant à Paris, se faire dès-lors épouser. Peut-être, voyant la révolution, sinon close, du moins sur le retour, songeait-il, en émigrant (bien qu’un peu tard), à se mettre en règle avec l’avenir. Quoi qu’il en soit, lorsqu’on essayait de sonder ses vrais motifs et qu’on lui parlait de revenir à Paris, il demandait toujours si l’abbé de Cournand y était encore. Dès qu’il y avait quelque chose de sérieux, il s’en tirait volontiers ainsi, par une plaisanterie et une gentillesse[1].

Delille gagna à ce parti pris d’un exil tout volontaire des sentimens plus vifs que d’habitude, et le droit d’exhaler une inspiration plus profonde qu’il n’avait marquée jusqu’alors. L’inspiration directement religieuse ne fut jamais la sienne ; l’inspiration puisée dans la nature avait été une de ses prétentions et de ses illusions plutôt qu’une source véritable. Il n’avait pas connu l’amour, point de passion de cœur ou d’ardeur de sens ; du moins rien de pareil ne s’entrevoit dans le détail de toutes ses coquetteries et de ses caresses de beau monde. Enfin, grace aux tourmentes publiques et à l’impression qui en resta sur son cœur, une inspiration réelle lui vint ; il se fit le poète du passé, des infortunes royales, le poète du malheur et de la pitié. Cette veine de larmes, en fécondant la seconde partie de ses œuvres, donna à sa renommée poétique un caractère sérieux et touchant, que salua avec transport la société renaissante, et qui couronna dignement sa vieillesse.

De Saint-Diez dans les Vosges, patrie de Mme Delille, où il alla d’abord et où il acheva la traduction de l’Énéide, Delille partit pour la Suisse. À Bâle, il fut témoin du bombardement de Huningue et y apprit à décrire le jeu de la bombe :

De son lit embrasé, tantôt l’affreuse bombe, etc.


Habitant le village de Glairesse, il dut à l’aspect de l’île de Saint Pierre d’ajouter dans son poème de l’Imagination le morceau sur Jean-Jacques. Ainsi, à chaque pause de son exil, il allait décrivant et ajoutant quelque pièce à ses anciens cadres. Il passa de la Suisse à la petite cour du duc de Brunswick, où il travailla à son poème de la Pitié. À Hambourg, il rencontra Rivarol et se réconcilia avec lui. Ils se dirent des choses plaisantes ; ce fut un assaut de grace ;

  1. Quand il eut épousé sa gouvernante, il allait lui-même au-devant de ses souvenirs d’abbé, en plaisantant sur ce qu’il aurait été fait clerc, et peut-être sous-diacre, mais par l’évêque de Noyon, et l’évêque de Noyon ne faisait rien de sérieux.