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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/301

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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

essaya alors, et il ménagea moins l’aimable auteur que l’ancienne Année littéraire ne l’avait fait. Fontanes, bien qu’ami du poète et défenseur du poème, cacha sous beaucoup d’éloges des critiques moins détaillées, mais au fond à peu près les mêmes que celles de Ginguené, et qui acquèrent sous sa plume favorable une autorité nouvelle. Ginguené encore a jugé dans la Décade la traduction de l’Énéide, et cette fois sa sévérité plus rigoureuse va chercher les négligences et le faux jusque dans les moindres replis de ce faible ouvrage[1]. Les amis de Delille se rejetaient sur quelques morceaux où ils admiraient un grand mérite de difficulté vaincue, l’épisode d’Entelle et de Darès, et en général la description des jeux. Bientôt, la Décade cessant, le parti philosophique perdit son organe habituel en littérature et son droit public de contradiction : le champ libre resta aux éloges. Même dans ces éloges des amis triomphans de Delille, nous retrouverions toutes les critiques suffisantes sur l’absence de composition et les hasards de marqueterie de ses divers ouvrages. M. de Feletz a écrit le lendemain de sa mort : « J’oserai dire qu’il a été plus heureusement doué encore comme homme d’esprit que comme grand poète. » En y mettant moins de prenez-y-garde, nous ne dirions guère autrement. Mais il convient d’insister sur une seule objection fondamentale qui embrasse tous les ouvrages et l’ensemble du talent de Delille : nous lui reprocherons de n’avoir eu ni l’art ni le style poétique.

Racine et Boileau l’avaient à un haut degré, bien que cette qualité, chez eux, ne soit pas aisément distincte de la pensée même et se dissimule sous l’élégance d’une expression d’ordinaire assez voisine de l’excellente prose. C’est là ce qui a égaré leurs successeurs, qui, en croyant être de leur école en poésie, n’ont pas vu qu’ils ne leur dérobaient pas le vrai secret, et qu’ils n’étaient ou que correctement prosaïques ou que fadement élégans. Tout ce que Boileau se donnait de peine et d’artifice pour élever son vers, qui souvent ne renfermait qu’une simple idée de bon sens, et pour le tenir au-dessus de

  1. « Delille, dit-il, ajoute de son chef à la description de la tempête dont les Troyens sont assaillis en quittant la Sicile :

    Son mât seul un instant se montre à nos regards !

    « Aux regards de qui ? À quoi pensait-il donc en faisant ce vers ? Avait-il imité cette tempête de Virgile pour la placer dans un autre ouvrage ?… Aurait-il ensuite replacé dans sa traduction cette imitation libre, sans songer à en retirer ce qu’il y avait mis d’étranger ? Il faut bien qu’un si inconcevable quiproquo ait une cause. Quelle tête anti-virgilienne que celle qui médite pendant plus de trente ans une traduction de l’Énéide, et qui y laisse subsister dès la seconde centaine de vers une telle marque d’oubli ! »