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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/350

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REVUE DES DEUX MONDES.

successeurs plus hardis aspirent peut-être à faire le soleil autour duquel le monde doit graviter. Il fallut alors tout créer, c’est-à-dire tout emprunter, et grace à l’esprit souple et intelligent des Russes, grace à la volonté de fer du monarque réformateur, qui, l’épée d’une main et le bâton de l’autre, triomphait à Pultawa et poussait son peuple comme un troupeau à la révolution morale que ce peuple détestait, en moins d’un siècle la barbarie fit place à l’élégante corruption du siècle de Louis XIV ; ce fut un jour sans aurore, et les flatteurs purent bientôt s’écrier : C’est du nord aujourd’hui que nous vient la lumière. L’armée fut une des plus formidables de l’Europe, la cour une des plus somptueuses, l’aristocratie une des plus polies et des plus magnifiques. Mais, il ne faut pas s’y tromper, la métamorphose ne pouvait être et n’est encore complète qu’en apparence : le sol russe, au lieu d’être remué par une de ces tempêtes qui labourent profondément les nations, n’avait été qu’enduit d’une couche légère et brillante ; car les mœurs, les habitudes, les préjugés de quarante millions d’hommes, ne tombent pas comme une décoration de théâtre au coup de sifflet du machiniste. Quoi qu’il en soit, on s’arrêta, comme toujours, à la surface des choses, on ne vit que la brusque apparition d’une puissance qui, jusqu’alors presque inconnue, venait tout à coup jeter le poids de son épée dans la balance de l’Europe, en s’écriant, comme le Gaulois : Væ victis ! qui s’asseyait hardiment dans le conseil de ses rois, et y réclamait sa part d’influence dans la paix, sa part d’action dans la guerre, sa part d’agrandissement après la victoire ; et l’ambition de ses souverains, le succès de leurs entreprises, l’étendue de leur territoire, l’aveugle et fanatique obéissance de leurs sujets, tout dut exciter au plus haut degré la surprise, la jalousie, et cette terreur vague et mystérieuse qu’inspire un ennemi qu’on ne connaît pas, dont, par conséquent, on s’exagère les forces et les ressources. Dès-lors, tout en admettant la Russie dans la grande communauté européenne, il fallut surveiller tous ses mouvemens avec une inquiète et continuelle vigilance ; car, d’un côté, on avait tout à craindre d’un état où le monarque était absolu, la noblesse avide de guerres et de conquêtes, la nation dévouée à ses maîtres, et de l’autre on n’avait rien à espérer, rien à recevoir d’un peuple qui, né, pour ainsi dire, de la veille et forcé de travailler long-temps encore pour son propre compte, avant de se mettre au niveau des peuples voisins, ne pouvait ni faire avancer l’humanité dans la voie du progrès moral ou du bien-être matériel, ni s’associer d’une manière active au mouvement philosophique et littéraire des derniers